Pour beaucoup d’investisseurs en actions, la qualité du management de l’entreprise est un facteur-clé qu’il convient d’analyser et d’apprécier avec beaucoup de subtilité et de ténacité. Point n’est besoin de faire de long discours pour justifier de l’importance d’un manager de qualité dans la bonne marche des affaires d’une entreprise. Il suffit sans doute de rechercher un parallèle avec le chef d’orchestre et de se faire une opinion sur le fonctionnement d’un orchestre sans chef. Un chef d’orchestre, que les anglais appellent un « conductor », n’a pour seul instrument qu’une baguette qui ne produit aucun son si ce n’est un léger bruit lorsqu’elle frappe le pupitre du chef d’orchestre. Ce chef n’est pas, dans sa fonction, un spécialiste d’un instrument plutôt que d’un autre, même si dans sa carrière il a pu s’adonner avec succès à un ou plusieurs instruments. Sa mission est de coordonner l’action des différents instrumentistes de l’orchestre pour parvenir à jouer une œuvre avec le tempo et le brio qu’il souhaite lui donner.
Le chef d’entreprise n’est pas, à l’instar du chef d’orchestre, spécialiste de telle ou telle fonction dans l’entreprise, même s’il a pu exercer au cours de sa carrière avec succès différentes fonctions et responsabilités. Il a pour charge de définir une orientation pour l’entreprise qui lui est confiée, de faire accepter cette direction par les différents acteurs de l’entreprise, et de la mettre en œuvre en définissant le meilleur tempo possible.
Il ressort de ces quelques propos liminaires qu’il n’existe pas UN indice qui permettrait de départager les managers de qualité des autres dirigeants. Il convient de rechercher plutôt un faisceau d’indices qui permettront d’apprécier le management. En tout état de cause, on ne peut pas se limiter aux apparences, travaillées à la quasi-perfection par des directeurs de communication très professionnels, à l’intention des analystes et des investisseurs financiers. Il ne s’agit bien sûr pas de s’abandonner au management spectacle, mais de rechercher les vraies qualités d’un manager.
Un manager de qualité doit:
– avoir une vision pour son entreprise,
– définir une stratégie passant par un bon positionnement dans l’univers concurrentiel,
– savoir mettre en œuvre sa stratégie de façon la plus efficace en faisant partager par toutes les parties prenantes le sens de l’action.
Une vision
Le dirigeant d’entreprise doit avoir une vision du métier, de l’évolution des marchés et de la demande. S’il n’est pas un spécialiste du secteur, alors il lui faut effectuer le travail nécessaire pour comprendre les tenants et les aboutissants du métier, ses enjeux et les clés de son évolution. Cette analyse doit se nourrir également des grandes évolutions de la demande et des facteurs clés de succès et de rupture (culturels, technologiques, sociétaux, juridiques, etc.) qui peuvent provoquer des bouleversements dans le secteur et amener une modification profonde des conditions d’exercice du métier. Se forger une réflexion sur les activités et les métiers de l’entreprise est une nécessité généralement bien acceptée par les dirigeants.
Néanmoins deux dangers guettent :
1- La vision ne doit pas être un rêve abscons, difficilement compréhensible, ou empreint d’une ambition irréaliste tournant rapidement à la mégalomanie. Les exemples sont nombreux de dirigeants d’entreprise qui se sont fabriqués une vision quasiment messianique de leur devenir et de celui de leur entreprise. Ils ont engendré des catastrophes d’autant plus spectaculaires que l’approche était mégalomaniaque.
2- A l’inverse, la vision ne doit pas être une simple volonté de conserver l’existant. Le dirigeant n’est pas l’administrateur d’une situation existante, qui devrait s’efforcer de transmettre au successeur ce qu’il a reçu, sans modification substantielle, en application du fameux principe : « qui n’a pas de mains, ne les a pas sales ». Son mandat serait alors une parenthèse bien nuisible à l’entreprise, évoluant au sein d’un monde et parmi des concurrents aux évolutions et réactions rapides.
Connaitre et comprendre la vison du chef d’entreprise est un exercice sans doute délicat, car le discours est généralement très enveloppé dans un langage de séduction, bien poli aux différents sens du terme. Néanmoins, on peut en général se rapporter dans le rapport annuel aux propos préliminaires du Président et du Directeur Général, qui sont rarement anodins. Ils prennent là la parole personnellement pour faire partager leur vision. Ils transmettent un message qu’il faut s’efforcer de retrouver dans les faits pour lui donner la qualité d’une vision qui trouve une application. L’exemple le plus probant, voire spectaculaire, se trouve dans le rapport annuel 2010 de Volkswagen AG : au début du document, est proposé au lecteur un long entretien entre le Président de la société, le Dr Martin Winterkorn, et l’astronaute Hans Wilhelm Schlegel, de l’Agence Spatiale Européenne à Houston. Le propos n’a en apparence à l’évidence rien à voir avec l’industrie automobile. Et pourtant ! Ce ne sera qu’au fur et à mesure de la lecture du rapport annuel qu’on en comprendra la raison: la qualité totale, poussée à son plus haut point, faisant de Volkswagen « une organisation apprenante » constitue le facteur clé de succès du groupe, tel qu’il est vu par le dirigeant, mis en œuvre en détail et fondant la rentabilité et les succès de l’entreprise.
Une stratégie
La vision que le manager se forge sur l’avenir du métier, du secteur et des différents acteurs, ainsi que la connaissance de son entreprise, de ses points forts et de ses faiblesses, lui permettent de bâtir une stratégie pour son entreprise, c’est-à-dire de définir le fil rouge, la raison première, de tous les objectifs qui vont être assignés aux différentes directions opérationnelles de l’entreprise, dans le temps et dans l’espace. Cette stratégie passe par la définition d’un positionnement concurrentiel afin que chacune des parties prenantes de l’entreprise comprenne bien ce qui fait la spécificité de l’entreprise, sa différence par rapport aux autres acteurs, et les atouts et avantages concurrentiels qu’elle peut présenter.
Pour réunir ces différentes caractéristiques, la stratégie doit passer par une expression claire, compréhensible par tous. Elle doit être réaliste dans la mesure où c’est autour de ces grands axes que l’entreprise va mobiliser l’intégralité de ses ressources et donner du sens à son action. L’entreprise se situant dans un univers concurrentiel, il faut habiller le langage et trouver des mots attrayants et séduisants. Dans ces conditions, il faut donc prendre les « éléments de langage » de l’entreprise avec prudence, et notamment dans la lecture du rapport annuel. Il convient de « lire entre les lignes » pour rechercher les raisons de la cohérence de l’ensemble. Il ne faut pas s’arrêter aux slogans marketing qui n’ont pas forcément une vraie réalité dans les chiffres d’activité, d’investissements ou de résultats. Il est nécessaire d’établir une liaison permanente entre l’affichage généralement communicant et séduisant des volontés et de la stratégie de l’entreprise et la réalité des chiffres tels qu’ils ressortent des comptes d’activité, financiers et extrafinanciers, et de patrimoine de l’entreprise. La stratégie exposée par Michelin en 2010 et l’examen des comptes laissaient entrevoir qu’une augmentation de capital serait inéluctable, alors que le marché a semblé surpris. D’autres dossiers, engagés sur une voie de croissance, auront à faire sans doute appel au marché si le rythme de croissance est poursuivi (AB Inbev, Groupe Bourbon), à moins que d’autres solutions ne s’imposent.
Une mise en œuvre
Il n’est pas suffisant d’avoir une vision juste et une bonne stratégie. Encore faut-il la mettre en œuvre avec efficacité pour obtenir des résultats. Un des rôles majeurs du dirigeant d’entreprise et de son équipe de direction est de mobiliser l’ensemble des facteurs de production pour les combiner de la façon la plus optimale afin d’utiliser des ressources rares avec le meilleur rendement. On attend du dirigeant qu’il n’épuise pas l’entreprise, qui lui est confiée, et les différentes parties prenantes, dans une course effrénée aux résultats à court terme, sans lendemain. Il faut que les ressources réunies dans l’entreprise soient mobilisées intensément, mais toujours dans le respect d’un juste équilibre pour obtenir un développement qui s’étende sur de nombreuses années. Il convient donc que la mise en œuvre stratégique soit cohérente avec les moyens de l’entreprise, quitte à ce que le dirigeant fasse appel au marché et aux actionnaires pour solliciter de nouvelles ressources financières si le plan est convaincant et les apporteurs de capitaux convaincus. La perception de la qualité de cette mise en œuvre est délicate car « le diable est dans les détails », comme dit le fameux dicton. Et pourtant, à l’extérieur de l’entreprise, la connaissance des détails n’est accessible que grâce à la communication officielle de l’entreprise et ce qu’elle veut bien en dire. Le personnel et l’entourage de l’entreprise sont à juste titre peu diserts sur la « vie intime » de l’entreprise. Il est vrai que les comptes rendus de résultats à la communauté financière sont autant de rendez-vous où la réalité et la vérité des chiffres viennent rappeler l’ensemble des acteurs au règlement. L’analyse détaillée des données extra financières – et c’est là une des vertus de l’Investissement Socialement Responsable – fournit, dans un registre plus subtil, des informations complémentaires sur la vie à l’intérieur de l’entreprise. On a tous, cependant, des exemples d’habileté de communication qui font vite aller aux oubliettes les propos d’un dirigeant sur des dysfonctionnements ou des mises en œuvre déficientes. Par exemple, peu d’analystes ont pris conscience de l’ampleur des dérapages dans les coûts de l’usine américaine de Vallourec, passant de 650 millions de $ à plus d’1 milliard de $. Il en est de même pour l’usine ultra-moderne de Vallourec au Brésil, construite pour produire des tubes de haute qualité pour le reste du monde et qui, pour des raisons de non homologation, fournit des tubes standard en attendant que les clients aient effectué leur due diligence. Ces éléments sont autant de « détails » qui permettent d’apprécier la qualité du management, alors qu’en l‘occurrence pour Vallourec la qualité de la vision stratégique et de la définition des axes opérationnels ne sont pas mises en cause.
En conclusion, il n’existe certainement pas une clé unique pour juger de la qualité du management, mais plutôt une série d’indices qu’il convient d’apprécier et de classer. Certains, et notamment dans le monde anglo-saxon, voient dans l’examen de la gouvernance une clé majeure d’analyse. Mais l’analyse de la gouvernance permet, le plus souvent, de se faire plutôt une opinion sur l’aptitude des dirigeants à respecter les différents systèmes et acteurs de décision de l’entreprise. La définition d’une bonne gouvernance repose sur l’idée de la légitimité du principe de la consultation entre pairs avant la prise de décision. Là est le fondement de la démocratie d’entreprise et de l’exercice de la juste autorité. La gouvernance est de surcroît jugée comme une barrière bien utile contre les « dérapages » aboutissant à l’exploitation de la ressource collective au profit d’un seul ou de quelques-uns. Cette vision pour intéressante qu’elle soit, est plus inspirée par un esprit juridique, qui ne doit certes pas être négligé, que par une vision des affaires et de la croissance dont l’entreprise doit être la génératrice et la bénéficiaire.
Ultima ratio, apprécier la capacité d’un dirigeant à avoir une vision, à définir une stratégie et à la mettre en œuvre en faisant partager le sens au sein de l’entreprise équivaut, en quelque sorte, à mener une démarche de recrutement. Chacun sait que c’est une des décisions les plus complexes qui soient dans l’entreprise, car très sujettes à l‘incertitude et donc à l’erreur. Une analyse précise et rigoureuse du Curriculum Vitae du dirigeant, c’est à dire de son histoire, mentionnant sa formation, son expérience, est évidemment nécessaire. L’utilisation d’internet et de son extraordinaire mémoire permet de vérifier, compléter les informations et éventuellement en recueillir d’autres, généralement apportées à l’occasion des traditionnels entretiens oraux avec le candidat, lors des procédures de recrutement, impossibles pour l’investisseur. Apprécier la capacité du dirigeant pressenti à faire face à ses missions, dont on doit avoir une vue claire, à contribuer à l’efficacité du travail de l’équipe de direction, guideront l’examen du CV et des diverses informations. Enfin, c’est une excellente occasion de s’intéresser à la composition du conseil d’administration de l’entreprise qui aura approuvé cette nomination, pour se faire une idée de son indépendance d’esprit et de son aptitude à prendre les meilleures décisions pour l’entreprise. Une fois ces différentes étapes franchies, il ne reste plus qu’à faire confiance et à s’efforcer de suivre aussi précisément que possible la vie du dirigeant dans l’entreprise.
Par exemple, le remplacement de Nicolas Dufourcq, ancien directeur financier de Cap Gemini et bras droit du Président-Directeur Général , est une excellente occasion pour se livrer à un tel exercice. M.Dufourcq avait parfaitement rempli sa mission d’organisateur et de gestionnaire rigoureux des contrats accompagnant l’expansion commerciale menée avec brio par M. Paul Hermelin. Son successeur doit poursuivre cette tâche, surtout à un moment où la sensibilité aux prix de la part des donneurs d’ordre est particulièrement exacerbée. Cap Gemini a d’ailleurs bien perçu cette évolution en décidant de mener une stratégie stricte de volume/coûts afin de se doter d’avantages concurrentiels par les prix. Monsieur Aiman Ezzat, nouveau directeur financier du groupe, a une formation double, scientifique et managériale. Il connait bien l’entreprise puisqu’il y a fait l’essentiel de sa carrière, et notamment pour sa dernière fonction comme dirigeant de l’activité services financiers. Sa compétence est commerciale si on en prend pour preuve le développement qu’il a su imprimer à la division dont il avait la charge. Mais sa réussite en termes de rentabilité est remarquable puisqu’il est parvenu à faire très nettement progresser parallèlement la rentabilité de l’activité. Il parait donc être un bon candidat, que le PDG actuel connait bien. La qualité des personnalités composant le conseil d’administration, et notamment leur envergure personnelle et leur connaissance des affaires, permettent de penser qu’ils ne se sont pas fait imposer un candidat qu’ils n’auraient pas apprécié.
Il reste maintenant à faire confiance à ce nouveau tandem dont le succès réside finalement pour l’essentiel dans la compétence et la droiture pour exercer le leadership.
Olivier Johanet – 02/01/2013
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